Au moment où toi, mon fils, tu débutais ta vie d’homme, j’ai repris le fil de la mienne. Être mère solo, sans famille de soutien, c’est vivre dans un monde exclusif. Un monde d’amour et de force insoupçonnées, mais sans "chambre à soi", comme disait Virginia Woolf. Trop longtemps agrippée à un fil promis à la rupture, j’avais oublié ce vers d’Aragon : "Je me croyais libre sur un fil d’acier, quand tout l’équilibre vient du balancier." Était-ce le fil qui s’est rompu, ou moi qui ai chuté ? La dépression est un mal insondable. Tout ce que je sais, c’est que la douleur, le trauma, se chargent souvent, hélas, du poids du silence.

Alors, quand tu as pris ton envol, mon fils, j’ai recommencé à suivre ma ligne de vie pour prendre place, mener une existence digne et joyeuse, faite de sororité, d’amitié, d’amour, de fête, de travail. Et voici que le fil se tend à nouveau, presque invisible, mais comme celui extrait du cocon, il résiste. Je ne savais pas encore ce que j’allais tisser, mais l’attirance était irrésistible.

Tirer, démêler, nouer, trancher. Un geste après l’autre, je recouds ce que je croyais perdu : mémoire, corps, sensations, langue. Créer, c’est aussi accepter l’éphémère. Laisser les formes se défaire, se transformer, puis les recomposer. Chaque œuvre est un projet qui ne s’inscrit pas dans le temps normé. J’en suis là.

Il n’y a pas de plan. Juste un fil, tantôt cordée, tantôt fibre fragile. Une intuition, une mémoire vivante, se dessinent sous la pointe du crayon. Je cherche à traduire par le geste des paroles que je ne peux prononcer.

Quand le processus est grippé, j’écoute, je sens, je regarde, en suspension. Avant de me remettre à tisser, broder, ravauder. Faire et défaire, relancer, questionner. Chercher les correspondances cachées. Nourrie de littérature, de mythes et légendes, d’artisanat d’art, je m’inspire des récits intemporels, des gestes ancestraux et de la beauté cachée dans les détails, avec précision et maîtrise.

Ce fil tendu entre l’intérieur et l’extérieur aide à traverser le temps et à fixer ce qui, sans cela, échapperait. Il prend mille formes : une ligne qui griffe, une couture invisible, une déchirure, un trait, une rature, un surlignage… Vibrant ou discret, il se tend selon l’élan, l’humeur, la nécessité.

Je le suis, y compris sur des chemins absurdes. Sans territoire fixe, ni racines, ce que je poursuis, ce n’est pas un style ou une identité affirmée, mais un rythme. La musique est constante, pregnante.

Chaque projet est un balancier nouveau qui m’oblige à rechercher en permanence l’équilibre. C’est là que je me sens vivante. Sur le fil.

Je change de matière, de médium, d’échelle, à la recherche de la forme juste pour dire ce que je ne sais pas encore nommer. Il y a des fils barbelés, des fils de soie, mais tous font partie du même geste : dire le monde à travers ce qui me marque. Avec distance, avec humour, car il ne s’agit pas de se brûler mais de mettre en lumière.